Faire le deuil, à moitié
Avec le temps on reconnaît les manipulateurs, les tordus et autres empêcheurs de tourner en rond. On reconnaît aussi les belles personnes. Pas tout de suite, pas au premier coup d'oeil, je ne pense pas pour ma part que la première impression soit toujours la bonne...
J'ai fréquenté Sasha pendant un an, en tant qu'amant d'abord, puis en le découvrant j'ai développé une vraie tendresse pour cet homme un peu déglingué, atypique aussi, attachant surtout.
Quand j'ai pris la décision de mettre fin à notre relation "ami-reuse", savant mélange de sexe, d'amitié, de complicité et de dépendance aussi, je souhaitais vraiment en préserver ce qui comptait le plus, cette affection que nous avions l'un pour l'autre. Ce soir là, quand je lui avais fait part de l'impasse dans laquelle notre relation se trouvait, de la volonté de mettre terme à un lien qui allait devenir frustrant pour moi, il avait eu une phrase qui m'avait profondément blessée. Il avait dit :
"J'en ai bien profité quand même ! "
"Ça veut dire quoi ça, Sasha ? "
"Ben que je voyais bien que tu t'attachais, mais j'ai préféré rien dire..."
J'ai enfoui cet échange au fond de moi quand je suis partie en Birmanie, mais à plusieurs reprises, ces mots ont ressurgi, égratignant mon amour propre chaque fois (maudit ego ! ).
Quand je suis rentrée de voyage, j'étais encore en colère après lui, mais je n'étais pas en état de l'affronter.
"Qu'est-ce qui vous choque Jeanne ? C'est maladroit certes mais ça a le mérite d'être honnête." m'avait dit B.L. lors de ma séance de retour.
"Sérieusement ? Vous ne trouvez pas ça super blessant ? Je passe un an avec un type pour qui j'ai une tendresse infinie et il me balance qu'il a "bien profité" de moi ? "
" C'est vous qui voulez l'entendre comme ça... moi j'entends autrement cette phrase."
" Ah oui, dites moi comment je dois l'entendre s'il vous plait, que je rigole... "
"Allez calmez vous Jeanne, je suis sur que vous allez y arriver toute seule, là c'est votre mésestime qui parle... "
J'ai pris une profonde inspiration et :
" Eh bien ce qui me vient là c'est... que "profiter" en anglais par exemple ça se dit de deux façons... To take advantage of someone, genre profiter de sa faiblesse quoi... ou to enjoy, se rejouir d'un truc, prendre ce qui est bon, ce qui est plus positif. "
" Donc ? "
" Pffff... Alors oui on peut éventuellement entendre que Sasha appréciait de me voir, même s'il n'était pas dans un sentiment amoureux et quand il a senti que je m'attachais plus que prévu, il n'a pas voulu mettre le doigt dessus, égoïstement pour pas que je parte tout de suite, pour en profiter encore..."
" C'est égoïste mais c'est moins sombre que d'imaginer qu'il s'est foutu de vous, non ? "
Surtout qu'au fond de moi, je n'ai jamais pensé que Sasha était un profiteur. Il s'était toujours montré généreux, gentil et doux. Une crème, en sorte.
Récemment j'avais eu besoin qu'il me rende un service, et malgré mon message qui n'était ni chaleureux, ni poli, où je faisais état de ma rancoeur et de mon incapacité pour le moment à le voir, il s'était exécuté gentiment, sans demander son reste. S'en était suivi sans lien aucun, ma petite descente aux enfers, ma rédemption aussi et hier, enfin, nous avons finalement fini par nous revoir pour boire un verre.
J'avais senti que je ne lui en voulais plus lors d'un échange de sms la semaine dernière où il me faisait part d'une petite baisse de moral. Je me suis tout de suite sentie désolée pour lui, l'idée de le prendre dans mes bras et de lui caresser les cheveux traversant soudainement mon cerveau. Idée que je chassai immédiatement évidemment (PAS DE CONTACT PHYSIQUE AVEC SASHA POUR LE MOMENT !)
Quand il est arrivé, je l'ai trouvé beau. Certainement parce que je trouve toujours ceux que j'aime, beaux. Il avait une petite mine c'est vrai, mais toujours cette expression mi blasée, mi enfantine et ce regard empreint de placidité. Nous avons parlé de tout et de rien pendant les dix premières minutes et puis, voulant évacuer le sujet une bonne fois pour toute, j'ai mis les pieds dedans :
" Je suis désolée Jeanne, je ne sais pas ce qui m'a pris de dire une chose pareille, c'est tellement faux en plus... J'étais crevé, sûrement un peu vexé même. Je comprends tellement que ça ait pu te blesser. Vraiment je te demande pardon. Je comprends même pas d'où c'est venu, vraiment... "
" Parce que moi j'ai toujours pensé qu'il y avait une vraie tendresse entre nous, qui rendait cette relation addictive d'ailleurs... "
" Mais carrément, tu ne t'es pas trompée. C'était vraiment cool ce qu'on a vécu ensemble, c'est un beau souvenir pour moi aussi. "
Après ça, la tension est tombée. Nous nous sommes baladés comme deux amis dans les rues du Marais s'arrêtant ici ou là pour prendre un café ou regarder un magasin. Un moment je me suis tournée vers lui et j'ai dit :
" Putain, ça me fait plaisir de te voir, t'imagines même pas ! "
" Moi aussi, ça faisait longtemps... deux mois tu te rends compte ? "
Plus tard, nous avons abordé des sujets plus intimes, je lui ai avoué qu'il m'aurait été difficile de le voir dans l'état où j'étais il y a deux semaines, affamée de chair, gloutonne par dépit. Il s'est épanché lui aussi sur l'état où il se trouvait, son goût de ne rien faire, son absence de désir pour tout, cette période où chacun d'entre nous peut se retrouver, comme en transit entre deux vols.
Des deux côtés nous avons fait durer le plaisir, c'était palpable, encore un café, encore une cigarette. et puis il a fallu nous quitter après trois heures passées ensemble. Quand dans le couloir du métro nous nous sommes pris dans les bras l'un de l'autre, le temps d'une tendre étreinte, j'ai senti mon coeur se serrer, comme un oisillon qu'une grosse main aurait écrasé.
Forcément il y aurait une part qui allait me (nous ) manquer encore quelque temps, un morceau d'évidence, un chemin facile auquel je devais encore résister... ce n'était pas si difficile, toujours sensible tout simplement...